La Triade Sombre

La Triade Sombre

Des personnes qui « googlent » pour trouver des informations sur le concept du « Dark Triad » ou « La Triade sombre » semblent souvent tomber sur mon nom et me contactent pour en savoir plus..

J’attire leur attention sur un article que j’ai signé et qu’il a été publié dans un organe de l’Ordre des Psychologues du Québec. La référence est :.

Van Gijseghem, H. (2017). Narcissisme, machiavélisme et psychopathie : la Triade sombre (The Dark Triad). Psychologie Québec, 34, N○ 2, 37-39

Je le reproduis ici.

Dr. Hubert Van Gijseghem, Ph.D.

La Triade Sombre

Hubert Van Gijseghem, Ph.D.
Psychologue

Avant de parler d’un Trouble de la personnalité, on a tendance à mettre en place des mesures évaluatives aussi rigoureuses que possible pour épargner au sujet d’être étiqueté d’un tel disfonctionnement, qualifié d’envahissant, de rigide et de durable.

Ainsi, à l’aide des critères décisionnels suggérés dans le DSM-5 pour déterminer l’occurrence d’un tel Trouble, comptabilisera-t-on rigoureusement ceux que présente le sujet afin de vérifier s’il atteint le seuil requis pour le lui attribuer. Également, on scrutera les profils issus des tests objectifs de la personnalité pour déterminer si le sujet présente une ou plusieurs élévations d’échelle qui traversent bel et bien les lignes de démarcation entre « Troubles » et « traits ».

De nombreux chercheurs se sont néanmoins intéressés à des construits sous-cliniques qui peuvent avoir leurs particularités ou causer certains problèmes tout en restant dans la gamme de la normalité en ce qui a trait au fonctionnement. On touche donc ici à la distinction entre le « normal » et l’« anormal ».

En 2002, Paulhus et Williams ont présenté un tel construit qu’ils ont appelé « la triade sombre » (The Dark Triad)1. La proposition de ces auteurs n’est pas seulement théorique mais dument empirique, c’est-à-dire basée sur une validation acquise par des outils de mesure disponibles (cf. infra)

La triade est une constellation de trois dimensions de la personnalité qui se révèlent distinctes aussi bien sur le plan empirique que conceptuel tout en se chevauchant jusqu’à un certain point.

La première dimension est le Narcissisme, concept d’abord développé par Freud et les premiers psychanalystes. Le construit ici utilisé équivaut à ce que l’on trouve dans le DSM-5 sous l’entrée « Trouble de la personnalité narcissique » mais sous une forme sous-clinique, selon la perspective dimensionnelle de la tradition DSM (qui propose l’existence d’un continuum entre traits et Trouble). La dimension narcissique se distingue des deux autres dimensions de la Triade par un plus haut degré du sentiment de grandiosité. Il est à remarquer que le narcissisme impliqué dans la triade sombre est la variante grandiose plutôt qu’une variante dite compensatoire ou vulnérable.

La deuxième dimension est le Machiavélisme. Le concept a été proposé en 1970 par Christie et Geis et tire évidemment son nom à Machiavel, célèbre tacticien politique du XVIe siècle. Ce concept, à ce jour, n’a pas trouvé son chemin dans les classifications des troubles mentaux mais il est empiriquement démontré comme distinct par les chercheurs qui l’ont proposé au départ. Différent des autres concepts de la triade, le machiavélisme renvoie ici à la croyance cynique que la clé du succès réside dans la manipulation d’autrui. (Jones et Paulhus, 2009). Les traits spécifiques retenus par l’équipe de Paulhus pour le diagnostiquer sont la manipulation, l’insensibilité et l’orientation stratégique-calculatrice.

La troisième dimension est la Psychopathie. Si ce concept n’est pas entré dans la tradition des DSM, il a surtout émergé dans la présentation finale du PCL-R (Psychopathy Checklist-Revised) par Hare (1991), considéré comme la mesure-standard. Si la notion de psychopathie a déjà une longue histoire depuis Schneider et Cleckley, ce n’est qu’une version quelque peu diluée qui apparaît dans le DSM sous la forme du Trouble de la Personnalité Antisociale. Dans la Triade, la psychopathie se distingue des deux autres concepts par l’impulsivité et l’exploitation ouverte de l’autre.

Pour adéquatement définir les trois concepts, il y a lieu d’abord d’en dégager le dénominateur commun: tous les trois comportent une forte tendance à la manipulation interpersonnelle et cela sans égard pour autrui. On pourrait les distinguer comme suit : le narcissisme a pour but de nourrir la grandeur du sujet impliqué; le machiavélisme revêt un caractère plus instrumental et temporel et prend sa source dans l’aspect cynique des planifications structurées par le sujet; la psychopathie se nourrit de façon impulsive de plaisir et d’exploitation (Jones et Paulhus, 2014).

Différentes analyses de régression permettent d’identifier d’autres différences entre les trois concepts. Dans les échantillons tirés de la population générale, le sujet dont le score au machiavélisme est plus élevé que les deux autres traits, serait un adepte du plagiat mais il éviterait tout ce qui est de l’ordre du gambling; le narcissique privilégie le perfectionnement de son image et s’attaque à toute menace à son intégrité; le sujet psychopathe (toujours sous-clinique), plus que les deux autres, intimide et adopte des comportements vengeurs.

L’introduction du concept de la Triade Sombre a créé un enthousiasme dans la communauté scientifique intéressée aux « mauvais caractères » et cette proposition a généré un nombre très appréciable de recherches au cours des quatorze dernières années.

Revenons à la distinction précédemment évoquée entre le « normal » et l’« anormal ». Un sujet cotant haut aux tests qui mesurent chacune de ces dimensions de la personnalité pourra recevoir le diagnostic de la Triade sombre. Pourtant il reste « normal » en ce sens que tous ces traits restent sous-cliniques, c’est-à-dire en deçà du seuil inquiétant établi par les tests de personnalité traditionnels et en ce sens également que le nombre de critères observés à l’aide d’un outil comme le DSM ne permet pas de conclure au Trouble. On a donc affaire à un sujet « normal » qui, d’ailleurs, ne semble pas aux prises avec ce que le DSM appelle une « souffrance ». Un clinicien aguerri pourrait se dire ironiquement que ce sujet, probablement, loin de souffrir fait plutôt souffrir les autres.

Qui dit construit empirique dit mesure. Plusieurs outils de mesure ont en effet été développés pour mesurer les trois dimensions. Déjà, ce seul exercice démontre qu’il s’agit bel et bien de trois construits distincts. Le narcissisme a été mesuré pour la première fois à l’aide d’un inventaire développé par Raskin et Hall (1979), le NPI (Narcissistic Personality Inventory). Le Machiavélisme est capté par le Mach-IV (Christie et Geis, 1970), tandis que l’outil de Hare, le PCL-R (1991) fait l’unanimité pour l’identification de la psychopathie. Depuis, pas moins de cinq outils ont été développés pour mesurer la Triade sombre comme telle, dont la plus importante est le Short Dark Triad (SD3) mis au point par Jones et Paulhus (2014). Un autre outil, peut-être le plus en vogue, est le Dirty Dozen (Jonason et Webster, 2010).

À cause de la nature sous-clinique du concept de la Triade sombre, les sujets qui en sont atteints ne se retrouvent probablement pas dans les sphères clinique et/ou judiciaire. Puisque ces dimensions de leur personnalité ne les font pas souffrir ouvertement et les servent à plusieurs égards, ils ne consultent pas et ils n’enfreignent probablement pas ouvertement les lois. C’est ce qui explique peut-être que le concept n’a pas été proposé par les cliniciens (qui ne les rencontrent point dans leur cabinet) mais plutôt par les chercheurs. Le concept pourrait s’avérer toutefois très utile dans le domaine de la psychologie organisationnelle.

À cause des visées grandioses et planificatrices inhérentes à au moins deux des dimensions impliquées, on peut penser que les porteurs de la triade sont attirés par des domaines comme la politique, les grandes Organisations et le Big Business, et ils sont susceptibles d’y réussir. Si jamais l’impulsivité inhérente à la dimension psychopathique de leur personnalité en venait à rendre suspects leurs comportements, le narcissisme viendrait à la rescousse pour préserver l’intégrité de leur image et leur machiavélisme leur inspirerait de froids calculs pour s’en tirer.

Les sujets aux prises avec la Triade sombre, apparemment normaux, peuvent causer plus de dommages autour d’eux que certains sujets aux prises avec un véritable Trouble de la personnalité. La plupart de temps, ils sortiront vainqueurs tout en laissant nombre de coquilles vides dans leur sillon. Il est enfin évident que l’importance de leur réussite et ou de leurs exploits est probablement proportionnelle à leur niveau d’aptitudes cognitives.

Références

Christie, R. et Geis, F. (1970). Studies in Machiavellianism. New York:
Academic Press.

Hare, R. (1991). The Hare psychopathy checklist revised (PCL-R). Multi-Health Systems, Toronto.

Furnham A., Richards,S. et Paulhus. D. (2013). The Dark Triad of personality : A 10 year review. Social and Personality Psychology Compass, 7, 199-215.

Jonason, P. et Webster, G. (2010). The Dirty Dozen: a concise measure of the Dark Triad. Psychological Assessement, 22, 420-432.

Jones, D. et Paulhus, E. (2009). Machiavellianism. Dans: M. Leary et R. Hoyle (Dir.) Handbook of individual differences in social behaviour (93-108). New York: Guilford.

Jones, D. et Paulhus, E. (2014). Introducing the Short Dark Triad (SD3): A brief measure of dark personality traits. Assessment, 21, 28-41.

Paulhus, D. et Williams, K. (2002). The Dark Triad of personnality: Narcissism, Machiavellianism and psychopathy. Journal of Research in Personality, 36, 556-563.

Raskin, R. et Hall, C. (1979). Narcissistic Personality Inventory. Psychological Reports, 45, 590-595.

La Triade Sombre

Balises pour une expertise psycholégale crédible devant les Tribunaux

Il m’est souvent demandé par des collègues et par des avocats de laisser « derrière moi » (j’ai quatre-vingt-quatre ans) un écrit concernant l’expertise psycholégale, ma spécialité depuis plusieurs décennies. Je voudrais attirer l’attention à ce propos, sur un chapitre que j’ai écrit dans un livre français et qui a comme référence :
Van Gijseghem, H. (2013). Balises pour une expertise psycholégale crédible devant les tribunaux. In : S. Abdellaoui (Ed.) Expertises ‘psy ». Approches, limites et perspectives nouvelles. (pp. 200-218) Paris: L’Harmattan.
Dr. Hubert Van Gijseghem, Ph.D.

Balises pour une expertise psycholégale crédible devant les Tribunaux

 

Introduction

Aussi bien en Europe qu’en Amérique du Nord, les psychologues, contrairement aux médecins psychiatres, ont rencontré une certaine difficulté à avoir accès aux prétoires. Il a fallu attendre la demie du XXième siècle pour que l’expertise psycholégale (exécutée par des psychologues) devienne pratique courante en Amérique du Nord et cela, à la suite d’une cause importante (Jenkins vs United States, 1962) qui en introduisit les paramètres. Dès lors, la règle d’admissibilité du témoignage de l’expert psychologue s’est arrimée comme tout naturellement au test Frye (Frye, vs United States, 1923) qui, depuis des décennies déjà, s’appliquait dans les autres champs d’expertise (chimique, biomédicale, balistique, etc.).

Le test Frye est la règle dite de «l’acceptation générale» qui veut que les notions avancées ou les outils utilisés par l’expert psychologue correspondent à un consensus raisonnable quant à leur validité, c’est-à-dire qu’ils soient généralement acceptés par la communauté scientifique dont relève le professionnel. Cette règle sera subséquemment intégrée dans les Principes Éthiques émis par l’Association Américaine des Psychologues (Ethical Principles for Psychologists, 1981).

Bien que, par la suite, des Guides plus spécifiques de l’expertise psycholégale aient vu le jour ( par exemple, APA, 1994), de larges zones grises subsistent en ce qui a trait au rôle du psychologue devant les Cours et, surtout, au genre de témoignage qui lui revient.

La présente contribution tente d’examiner quelques-unes de ces zones grises à la lumière d’une enquête menée par l’auteur et ses collègues (Van Gijseghem, Joyal & Quéniart, 2004) d’une part et, d’autre part, sous l’éclairage de l’abondante littérature émanant tant du domaine judiciaire que du domaine de la psychologie légale depuis les deux dernières décennies.

L’expert est-il clinicien ou plutôt scientifique?
L’écoute empathique

Une enquête récente auprès d’un échantillon d’experts francophones montréalais (Joyal, Quéniart, Van Gijseghem et Cloutier, 1999; Van Gijseghem, Joyal et Quéniart, 2004) révèle que ces experts, presque à l’unanimité, situent leur travail dans le genre clinique. Au chapitre des qualités requises pour l’exercice de ce travail, tous mentionnent en tête la «compétence et l’expérience cliniques» de l’expert. Pour plusieurs raisons, il y a lieu d’examiner sur le mode critique une telle perception.

Considérons la définition du terme «clinique» dont l’étymologie, tout en n’écartant pas l’idée de l’observation rigoureuse, renvoie tout d’abord à la notion d’aide : gr. klinê, litou klinikos, qui visite le malade au lit. Dans le contexte psychologique, la préoccupation première du clinicien consiste effectivement à «aider» le patient. Ses outils sont l’écoute empathique ainsi que l’interprétation du matériel qui émerge du discours du patient ou de certains tests qui lui sont administrés.  Autant dire que l’intersubjectivité fait partie de l’exercice clinique. Dans l’enquête citée, incidemment, la moitié des experts montréalais situent «l’écoute empathique» parmi les principales qualités de l’expert psycholégal.  D’où la question suivante : quand le psychologue-clinicien est sollicité pour contribuer à la recherche de la vérité -laquelle constitue l’objet même des démarches judiciaires-, se trouve-t-il encore dans un contexte approprié à ses fonctions?

Le système judiciaire s’intéresse en effet à une autre vérité que celle psychique. Ce qui lui importe est davantage une vérité objective, factuelle ou historique (Greenberg et Shuman, 1997). D’emblée, lorsque l’expert contribue à la recherche de la vérité, l’empathie clinique qui est fatalement  associée à une alliancede travail et qui crée une inévitable intersubjectivité, ne semble plus avoir sa place. Pruett et Solnit (1998) soutiennent l’idée que, dans l’expertise psycholégale, l’esprit clinique interfère carrément avec la fiabilité de l’investigation et serait même contraire à l’éthique. Il s’agit là d’une affirmation sévère et qui a été répétée plus récemment par Tippins et Wittmann (2005). La raison en est que, dans le domaine  forensique1,  le clinicien (qui y adopte un rôle clinique) est en conflit d’intérêt en plus d’être en conflit de rôles,  puisque son empathie et son alliance de travail lui donnent une allégeance envers son “client” là où son allégeance devrait uniquement porter sur la vérité et l’objectivité. On ne peut servir deux maîtres.

L’interprétation

L’outil clinique traditionnel par excellence, l’interprétation, aussi bien celle du matériel narratif du sujet que celle des résultats de tests, est évidemment sujette à caution, à cause principalement du fait qu’elle émerge de l’intersubjectivité et, donc, à cause du fait que la fiabilité inter-juge est à peu près nulle. Elle garde évidemment toute son importance lorsqu’il s’agit d’attribuer un sens au discours ou à la symptomatologie d’un sujet dans un contexte curatif, elle contribue alors à la construction ou à la reconstruction de la réalité psychique dans le but d’améliorer un état psychologique.  Dans le domaine thérapeutique, il s’agit de dire lavérité plutôt que de chercher la vérité, pour citer le psychanalyste Laor (1985). Par contre, toujours fruit de l’intersubjectivité, l’interprétation risque fort de prêter au malentendu là où le but visé s’apparente à la recherche d’une vérité objective ou historique.

Les défenseurs de la thèse voulant que l’interprétation fasse émerger la vérité s’en réfèrent souvent à Freud. Or, dans les faits, Freud n’a jamais confondu les données psychiques révélées par un discours et la réalité objective ou factuelle pour laquelle, précisément, l’expert psycholégal se voit consulté. Dans son article de 1899 sur les souvenirs-écrans, il signalait déjà la distinction fondamentale entre réalité psychique ou narrative d’une part et réalité objective ou historique d’autre part. Ses propos se feront encore plus incisifs dans son dernier grand texte sur Les constructions dans l’analyse (1937) où il est clairement exprimé que l’interprétation est en effet une construction qui n’a pas nécessairement de lien avec la réalité historique. Le psychanalyste français Viderman, dans son ouvrage La construction de l’espace analytique (1970), insiste à son tour et de façon magistrale sur cette distinction.

Baute (1999) attaque l’utilisation de l’interprétation dans l’expertise en faisant grand cas du critère de la réfutabilité (ou falsifiabilité). Rappelons que ce critère, mis au point par Popper (1959), distinguerait la science de la non-science. Se révèle réfutable l’affirmation susceptible d’être contredite au cours d’expériences ou d’observations répétées. La démarche scientifique consiste à multiplier les expériences en vue de vérifier les résultats antérieurement obtenus, ce qui conduit à confirmer ou à infirmer des résultats antérieurs. Or, comme le constate Baute, une interprétation, par définition, ne saurait satisfaire ce critère puisque, ne prêtant pas à la vérification, elle reste irréfutable. Comment, en effet, vérifier une interprétation selon laquelle, par exemple, “tel parent maltraite son enfant parce que celui-ci représente inconsciemment sa propre mère détestée”? En aucun cas, l’interprétation ne peut être considérée d’ordre scientifique puisqu’il n’y a aucun moyen de la réfuter, les motivations, par exemple inconscientes, échappant par définition à la vérification (Van Gijseghem, 1990).

Si l’interprétation  reste tout à fait légitime dans le contexte de la cure, elle n’a pas lieu de figurer dans le travail d’un psychologue officiellement mandaté pour contribuer à la recherche d’une vérité objective. Dans ce contexte précis, ce psychologue devrait s’apparenter davantage au chercheur rivé à son microscope qu’au psychanalyste attentif aux significations cachées du dire. Car on attend plutôt de lui qu’il observe et qu’il étudie rigoureusement ce qu’on lui présente à l’aide d’outils scientifiquement éprouvés.

Clinique vs Science

Underwager et Wakefield (1988) parlant de l’expert psycholégal,  écrivent que le rôle spécifique du psychologue est de rester fidèle à la quantification, aux données empiriques, à la notion de probabilité plutôt qu’à celle de la certitude. Cela exigerait du psychologue entrant dans le domaine forensique, d’être un scientifique avant d’être un clinicien. Cette opinion est partagée par une foule d’auteurs plus récents, notamment Coles et Veiel, 2001; Faigman,1996; Goodman-Delahunty,1997; Greenberg et Shuman, 1997, 2007; Gould et Martindale, 2007; Gould et Stahl, 2000; Lavins et Sales, 1998; Youngstrom et Bush, 2000.

Les mêmes considérations poussent Melton, Petrila, Poythress et Slobogin (1997) à se demander «dans quelle mesure les professionnels de la santé mentale méritent d’être considérés comme des experts devant les Cours de Justice?» (p. 16), ce dont ils doutent d’emblée. Ces auteurs citent à profusion Morse (1982) pour qui l’expertise devrait se limiter à la présentation de «faits quantifiables», toute interprétation ou toute recherche de sens étant jugées taboues. Lorsque Melton et ses collègues se penchent sur la nature et la méthodologie de l’expertise psycholégale, ils maintiennent l’idée que l’expert est tout d’abord préoccupé de précision et que le point de vue du «client» reste secondaire.

Les experts montréalais interrogés dans notre étude citée plus haut, objectent que ces règles peuvent peut-être s’appliquer dans un contexte criminel ou dans l’établissement de la dangerosité d’un sujet, mais que la méthode clinique traditionnelle garde toute sa pertinence dans le contexte familial quand l’expert doit faire des recommandations quant à, par exemple, la garde d’un enfant ou les droits d’accès. Pourtant, Melton et al. (1997) citent amplement un des bonzes de l’expertise en matière familiale, Grisso (1984), qui disqualifie sans ambages le clinicien, même dans le contexte familial, disant que, trop souvent, le clinicien continue de faire confiance à des méthodes et des instruments d’évaluation conçus pour ne répondre qu’à des questions cliniques. Melton et ses collègues concluent que l’expert devrait troquer ses connaissances de clinicien pour celles de l’investigateur scientifique. Gould et Martindale (2007), dans un livre impressionnant concernant l’expertise en matière familiale, en viennent à la même conclusion: l’expertise pour déterminer “le meilleur intérêt de l’enfant” en ce qui concerne la garde et les droits d’accès, ne peut qu’être considérée comme un travail forensique (et non clinique) et, de ce fait, doit correspondre aux paramètres scientifiques les plus sévères.

Pour donner davantage de poids à leurs affirmations, les différents auteurs cités ici se réfèrent au Guidelines for child custody evaluations in divorce proceedings (APA, 1994) dans lequel il est surtout question de la collecte de données (data gathering), ce qui renchérit sur la dimension investigatrice  du rôle de l’expert. Le même Guide décourage d’ailleurs l’expert de procéder à l’interprétation de ces données sans qu’une validation convergente ne soit recherchée.

Dans la littérature contemporaine, le consensus des auteurs tend en effet à enraciner l’expertise dans la science ou, comme disent Ornstein et Gordon (1998): l’expertise doit résulter d’un travail basé sur les études scientifiques publiées dans des revues savantes, c’est-à-dire qui ont passé l’épreuve d’un jugement neutre et indépendant de la part de juges (lecteurs-arbitres choisis parmi les pairs reconnus pour leur rigueur )( p. 238).

Qu’en est-il donc de l’expert psycholégal à titre d’investigateur ou, pour le dire de façon plus pointue, à titre de «chercheur de faits»?

En 1949, relativement à la formation des psychologues, l’APA (American Psychologial Association) adoptait le modèle Boulder. Ce modèle exige que le psychologue ait d’abord une formation de scientifique avant d’en acquérir une de praticien. Depuis lors, le psychologue occupe une place unique dans le monde des professionnels qui s’occupent de la santé mentale. Autrement dit, il ne fait pas que consommer de la science, il est en mesure d’en produire. Cette spécificité a sans doute contribué à ce que, depuis les années mille neuf cent soixante, on le sollicite de plus en plus à titre d’expert devant les Cours de Justice.

Le caractère scientifique de l’expertise réside dans l’observation systématique au moyen d’outils valides et pertinents qui permettent une certaine quantification des données. Ce résultat permet à son tour de comparer un phénomène ou un individu particulier à des groupes de référence ou normatifs. En d’autres termes, l’observation ou la collecte des données ne peuvent se faire indépendamment d’une bonne connaissance des taux de base (base rates) inhérents aux prévalences ou aux incidences du phénomène observé ou  investigué.

Les observations ou les interprétations “cliniques”, pour des raisons évidentes, ne répondent pas à ces standards. Dans le domaine clinique, les «taux de base» n’émanent habituellement pas de la recherche scientifique mais bien plus souvent de l’intuition et/ou de l’expérience clinique du praticien. Ziskin et Faust (1988) vont beaucoup plus loin. D’abord, ils regrettent que les cliniciens (c’est-à-dire les professionnels qui recourent au jugement clinique basé sur l’expérience) continuent de se prêter à la qualification d’expert devant les tribunaux. Compte tenu des recherches empiriques sur le jugement clinique, ils concluent que la notion de l’expertise et celle de la pratique dite clinique sont tout simplement antinomiques.

La question peut néanmoins se poser, la clinique garde-t-elle quand même une petite place dans le travail forensique? La plupart des auteurs qui se sont penchés sur cette question sont sceptiques. Certains laissent toutefois cette petite place. Ainsi Melton et al (1997), après un panégyrique éloquent en faveur de la position scientifique de l’expertise, suggèrent du bout des lèvres «qu’il arrive probablement que la spéculation clinique conventionnelle, par exemple sur la dynamique familiale, puisse aider le juge à décider de la garde d’un enfant, quoique nous considérions cette assistance limitée» (p.85). Une plus grand place est laissée, toujours dans le domaine familial, par Gould et Martindale (2007) lorsqu’ils écrivent que «là où la science fournit les faits, le jugement clinique intègre ces faits dans un contexte» (p.16).

L’expérience clinique

Déjà en 1968, Goldberg, pour résumer les études sur le jugement clinique, concluait que la justesse de ce jugement est indépendante aussi bien de la formation que de l’expérience clinique du psychologue. En plus, la quantité d’informations disponibles n’ajoute rien mais ne fait qu’augmenter la fausse confiance du clinicien dans son jugement. Enfin le même cycle de recherches montrait l’absence de toute fidélité ou accord inter-juges du jugement clinique et cela même lorsque différents cliniciens disposaient des mêmes données. Ces recherches poussaient Wiggins, en 1973, à recommander que les cliniciens soient plutôt employés à faire la collecte des données sans les interpréter , celles-ci seraient plutôt intégrées dans un modèle actuariel.

L’expert ne peut donc plus témoigner sur la base de son expérience clinique puisque, comme la recherche empirique l’a amplement prouvé, celle-ci n’aura jamais la fiabilité d’un outil actuariel validé, si simpliste que celui-ci apparaisse au clinicien (Dawes, 1994). Dans un chapitre intitulé  Expérience : the myth of expanding expertise, Dawesécrit : «les données scientifiques indiquent que la justesse du jugement des cliniciens ne s’améliore pas en fonction de leur expérience clinique » (1994, p. 106).

Dawes appuie cette affirmation surprenante sur l’existence universelle, dans l’expérience, de certains ingrédients typiques: le rappel sélectif; l’interprétation sélective; les présomptions quant à ce qui est probablement vrai, même en l’absence d’observations précises. Selon lui, l’expérience ne ferait que confirmer, par une attention sélective, les premières impressions du praticien (souvent imprégnées d’éléments idéologiques ou pré-scientifiques). Plus le praticien avance en âge et en expérience, plus il se trouve confortable dans ses intuitions ou ses impressions puisqu’il ne retient que les données qui confirment son observation initiale ou anecdotique. Bref, l’écoute ou la compréhension du thérapeute risquent toujours d’être contaminées par la recherche inconsciente de voir confirmées ses hypothèses de départ. Nous sommes ici en présence d’un phénomène universel décrit depuis des lustres: le biais de confirmation ou  l’effet Rosenthal (Rosenthal, 1966), également appelé le biais du chercheur. Selon Dawes et les recherches empiriques sur lesquelles il se base, l’expérience ne devrait jamais être invoquée pour rehausser la crédibilité d’un expert. Par contre, on comptera sur ses habiletés en regard des outillages techniques, donc sur sa connaissance approfondie des meilleures techniques validées. Évidemment, à outil égal, l’expérience peut de nouveau jouer comme bonificateur.

Dawes est loin d’être le seul à faire une telle analyse: plusieurs auteurs ont pris le relais pour disqualifier l’expérience clinique à titre de fondement à l’expertise. Lavin et Soler (1998) écrivent que lorsque le psychologue donne une opinion professionnelle uniquement basée sur son expérience auprès de tel ou tel groupe clinique, il transgresse même les règles de la déontologie. Plus récemment, Garb et Boyle (2003) ont recensé la littérature scientifique sur la valeur de l’expérience et du jugement clinique. Ils remarquent que le «folklore» clinique suggère que les professionnels de la santé mentale apprennent par l’expérience. À la lumière de ces recherches, ils concluent, comme Dawes,  qu’il n’y a pas de lien entre l’expérience clinique et la compétence, même clinique. De fait, la recherche suggère qu’il est difficile, pour les praticiens, d’apprendre par l’expérience, tout comme Dawes le résumait dans son livre phare. Garb et Boyle, tentant de comprendre pourquoi il en est ainsi, arrivent à peu près aux mêmes observations que  Dawes.  Ils remarquent que quand les cliniciens veulent voir confirmées leurs hypothèses et développent une bonne confiance en leur jugement, il y a très peu de chances qu’ils arrivent à vaincre les biais qui, au départ, ont mené à la formulation de leurs hypothèses.

Garb et Boyle observent aussi que, contrairement aux  cliniciens du monde médical par exemple, ceux de la santé mentale ne jouissent malheureusement pas de la rétroaction potentiellement correctrice des tests de laboratoire qui viennent, après coup, confirmer ou infirmer les premières impressions cliniques. Pour ces professionnels du médical, l’outil validé (par exemple, le test de laboratoire) agit comme garde-fou contre la  «folle confiance» en l’expérience.

L’outil validé, garde-fou par excellence

Ce qui précède montre que la méthode dite clinique est significativement moins fiable que la méthode dite actuarielle.  Meehl, déjà en 1954, prétendait que la méthode clinique devrait rester strictement réservée au domaine de la psychothérapie et à ses dérivés.

Au terme de trente années de recherches, Quinsey, Harris, Rice et Cormier (1998), chercheurs canadiens de première importance sur les «prédictions» dans l’expertise psycholégale, écrivent:

«Ce que nous recommandons, ce n’est pas d’ajouter l’utilisation des méthodes actuarielles au jugement clinique, mais plutôt de remplacer radicalement la pratique courante par les méthodes actuarielles. (…) Les méthodes actuarielles sont trop fécondes et le jugement clinique trop pauvre pour risquer que celui-ci ne contamine celles-là. » (p. 171)2

Il s’agit là, au premier abord, d’une affirmation surprenante. Pourtant, depuis belle lurette, une foule de recherches systématiques ont comparé, en matière de prédiction,  le taux de succès du clinicien à celui d’un outil valide. À titre d’exemple, Rice, Harris et Quinsey (1996) se sont penchés sur la justesse de la prédiction de récidive en regard de la mise en liberté conditionnelle de contrevenants. Suivant le critère du taux de récidive réel, les résultats sont ahurissants: les cliniciens jugent moins dangereux les sujets qui le sont le plus (c’est-à dire ceux qui par la suite ont récidivé le plus), alors qu’ils recommandent une supervision serrée pour les contrevenants les moins dangereux (selon le même critère).

Autant dire que l’expert devrait tout d’abord être un chercheur dans le domaine du mandat confié. En tant que tel, il connaîtrait  parfaitement la littérature scientifique sur le sujet et, dans la présentation de son travail d’expertise, on ne trouvera pas d’éléments non vérifiables (interprétatifs), ni d’opinions, ni de croyances. En revanche, on trouvera des hypothèses et des énoncés de probabilité (Camper et Loftus, 1985 ; Coles et Veiel, 2001; Lilienfeld, Lynn et Lohr, 2003).

Toutes ces réflexions posent implicitement la question de la spécialisation versus la polyvalence de l’expert. Dans la mesure où celui-ci se doit de connaître à fond les données scientifiques récentes du domaine d’expertise en cause, on ne peut guère s’attendre à ce qu’il soit un expert universel ou polyvalent. Tout psychanalyste qu’il soit, Leonoff, dans son Guide to custody and access assessments, (1996) écrit que telle qu’elle se présente généralement, la formation clinique des psychiatres, des psychologues ou des travailleurs sociaux ne prépare pas le professionnel à pratiquer des expertises en matière de garde d’enfant.

Ces différentes observations mènent à la formulation de l’idée d’une nécessaire formation à l’expertise, et qui plus est, à l’idée d’une formation à tel ou tel type précis d’expertise.

Les exigences des Tribunaux en matière d’expertise

En Amérique du Nord, l’admissibilité du témoignage de l’expert devant les Cours de Justice a été fortement influencée par un certain nombre d’arrêts de la Cour Suprême des États-Unis : Frye vs United States (l923), Daubert vs MDP (1991) et Kumho TC. vs C. (1999).

Jusqu’en 1993, les juges s’appuyaient encore sur le test Frye qui veut que la facture du témoignage de l’expert corresponde à ce qui est généralement accepté dans sa communauté scientifique (general acceptance test) et dont il a été question plus haut.

En 1993, la Cour Suprême des États-Unis élabore sur ce test en spécifiant que le témoignage de l’expert, ses références théoriques et les outils auxquels ils recourt doivent avoir l’aval scientifique (test de fiabilité scientifique). Dans Daubert, en effet, les juges disposent des critères permettant de reconnaître la fiabilité -et donc l’admissibilité- d’un témoignage d’expert.

Ces critères veulent que la théorie ou les techniques prônées, voire utilisées par l’expert doivent:

être vérifiables ainsi que réfutables ;
comporter l’énoncé de leur taux d’erreur ;
avoir l’aval officiel des pairs et, autant que possible, par le biais de publications utilisant la méthode des lecteurs- arbitres ;
être généralement acceptées (Frye).

Bernstein (1995) remarque que souvent, dans les faits, le témoignage de l’expert ne rencontre pas ces critères. Il insinue, sur la foi du test cité, que toute interprétation, tel qu’il a été dit plus haut, est une pratique absolument inacceptable puisque, susceptible de varier d’un expert à l’autre, elle transgresse fatalement le critère de l’acceptation générale par la communauté scientifique. Bernstein souligne à son tour que l’expert qui se fie à sa propre expérience ne peut être déclaré crédible. Même dans le cas où l’on ne retiendrait que le critère de «l’acceptation générale» d’une théorie, d’une technique ou d’une interprétation (c’est-à-dire le test Frye), la Cour devrait tenir la preuve de nature clinique pour non scientifique et, par conséquent, gravement sujette à caution.

Nombre d’experts cliniciens ont tenté de mettre leur témoignage basé sur l’expérience ou sur leur opinion clinique à l’abri du test Daubert. Pour ce faire, ils ont souvent recouru à la distinction toujours en vogue aujourd’hui entre «expert» au sens générique du terme et «expert scientifique» au sens strict (Rotgers & Barrett, 1996). Un autre arrêt de la Cour Suprême des États-Unis contrecarre toutefois leurs prétentions. Il s’agit de Kumho T.C. vs. C. (l999). En effet, cet arrêt étend les critères d’admissibilité déjà présentés dans Daubert à toute catégorie d’experts. En d’autres termes, Kumho exige que tout témoignage d’expert (y compris l’expert technicien ou praticien) rencontre les critères scientifiques établis par Daubert, énumérés précédemment. Voilà donc anéanties les prétentions du clinicien.

Au Canada, un arrêt de la Cour Suprême (La Reine c. Mohan, 1994) ne contredît pas l’essentiel des arrêts américains, et les Cours canadiennes appliquent principalement le test Daubert, du moins en apparence. Dans les faits toutefois, une foule de témoignages d’experts continuent d’être admis sans qu’ils ne satisfassent  les exigences de Daubert (Coles et Veiel, 2001). Une étude récente sur les perceptions des juges et des procureurs américains (Redding, Floyd et Hawk, 2001) démontre d’ailleurs que, malgré Daubert, la majorité de ces agents de la justice ne sont que modérément intéressés par les témoignages d’experts scientifiques ou par les preuves actuarielles. D’où la question : à l’instar des experts, les tribunaux eux-mêmes ne devraient-ils pas procéder à un examen critique de leur pratique en matière de recours à l’expertise sous l’angle du critère d’admissibilité ?3

L’expert psycho-juridique dans différents systèmes judiciaires

Si l’on retourne aux résultats de l’enquête mentionnée au début de cet article (Joyal et al, 1999 ; Van Gijseghem et al, 2004), ils apparaissent en nette contradiction avec la présente argumentation.

Bien que l’interprétation fasse l’objet de sévères critiques dans ce qui précède, c’est néanmoins à l’aide d’une interprétation que nous osons expliquer ici le gouffre qui sépare les experts francophones montréalais (et les experts de l’Europe latine) des experts du monde anglo-saxon  pour ce qui est de la perception des avis trouvés dans la littérature.

Rappelons que l’enquête a été menée auprès d’experts francophones, sélectionnés parmi les plus sollicités de la région métropolitaine montréalaise. Ils ont reçu une «formation clinique» dans une université francophone québécoise traditionnellement fondée sur le modèle académique européen-latin  plutôt que sur le modèle « Boulder » précédemment décrit. D’où la ressemblance de ces psychologues avec des pairs européens plutôt qu’avec des pairs américains. Leurs maîtres -souvent eux-mêmes européens- s’inspiraient probablement davantage du paradigme latin de la psychologie (légale et autre) qui, pour des raisons évoquées plus loin, diffère significativement de celui des pays anglo-saxons. Sur le plan précis des pratiques psycholégales, on ne doit pas perdre de vue les différences fondamentales qui marquent l’un et l’autre systèmes judiciaires malgré quelques aires de chevauchement. À l’instar de l’Angleterre d’où origine son système judiciaire (la Common Law), l’Amérique du Nord déploie en effet le modèle accusatoire (ou contradictoire), alors que l’Europe continentale a conservé le modèle inquisitorial revu et amélioré par Napoléon.

Dans le système napoléonien, un seul expert agit et il appartient presque toujours à la catégorie des cliniciens, du moins jusqu’à maintenant. Il est assigné par le juge qui, d’ailleurs, le choisira souvent en fonction de ses propres points de vue ou convictions idéologiques (Volk, 1993). Qui plus est, ce dernier n’est souvent que trop content de remettre à l’expert la responsabilité du jugement final (Terré, 1969; Spencer, 1998), auquel cas le magistrat acceptera sans sourciller l’opinion de celui-ci perçu d’emblée comme une autorité dans le domaine concerné, peu importent sa réelle compétence ou son respect des règles Frye ou Daubert (Spencer, 1998).

Également, dans ce système inquisitorial, c’est la Cour elle-même, par le truchement du juge d’instruction, qui produit l’enquête et, par conséquent, qui décide quels témoins entendre. La preuve étant ainsi constituée par la Cour, les avocats des parties jouent un rôle secondaire comparativement à celui des avocats impliqués dans le système anglo-saxon où le juge se montre beaucoup plus passif : il ne fait qu’entendre la preuve que les parties veulent bien lui présenter. Dans un contexte criminel, le procureur de la couronne présentera donc sa preuve, tandis que l’avocat de la défense y opposera la sienne. D’où la notion d’une justice adversariale ou contradictoire. Notons toutefois qu’en matière familiale et surtout dans la sphère de la Protection de la Jeunesse, le style inquisitorial s’est avantageusement infiltré, le juge y tenant un rôle accru.

On comprendra que le rôle et même le statut de l’expert se révèlent fort différents selon qu’il agit dans l’un ou l’autre système. Dans le système inquisitorial, puisqu’il est assigné par le juge d’instruction, l’expert n’a d’autre allégeance qu’à la Cour et trouve donc -en principe- les conditions réunies pour garantir sa pleine objectivité, ce qui représente certes un avantage. Son expertise sera généralement acceptée par la Cour bien qu’il puisse occasionnellement se voir défier par une contre-expertise sollicitée par l’une des parties, ce qui laisse entière au juge la décision d’admettre ou non celle-ci à titre d’élément de preuve. Bref, dans le paradigme napoléonien, l’expert n’a généralement aucun compte à rendre quant à sa rigueur professionnelle ou scientifique. Il règne en roi et maître.

Dans le système accusatoire ou adversarial (anglo-saxon), les choses vont tout autrement pour l’expert. D’abord, la plupart du temps, il est mandaté par une des parties (la Défense ou la Couronne dans une juridiction criminelle,  l’une ou l’autre des parties opposées dans des causes civiles ou familiales). D’emblée, on pourrait prétendre que son objectivité risque de s’en trouver affectée parce que son allégeance pourrait tendre vers son mandant qui, de surcroît, le paie bien. Par contre, et heureusement, il n’est souvent pas le seul expert à témoigner. L’autre partie peut faire entendre son propre expert ou, du moins, lui demander conseil en vue du contre-interrogatoire afférent. Il y a là un précieux garde-fou, car l’expert ne saurait y aller de ses opinions personnelles ou d’informations non fondées sur des bases sûres, sans risquer la contre-attaque de l’expert adverse. Autrement dit, même si dans le système adversarial l’expert peut se comporter comme un mercenaire, il reste toujours soumis à l’oeil évaluateur d’un pair et, de ce fait, il s’expose à une plainte devant son Ordre professionnel dans le cas d’un manque de rigueur.

Le système anglo-saxon offre un autre avantage de taille eu égard à la rigueur du témoignage expert. À chaque nouvelle cause, l’expert doit être examiné par les parties avant de pouvoir être nommé expert par le juge, dans cette cause spécifique. L’examen portera sur sa formation et sur ses connaissances dans le domaine précis dans lequel il prétend être expert. Il s’agit là de ce qu’on appelle un «voir-dire» ce qui est ni plus ni moins un mini-procès dans le procès. Les questions qui lui seront posées sont: «a-t-il fait de la recherche empirique dans ce domaine?; a-t-il publié ses résultats dans des revues avec lecteurs- arbitres?; etc». S’il ne répond pas à ces critères, les chances sont bonnes que le juge refuse de le nommer.

Nous proposons l’hypothèse que les différences relevées des deux systèmes judiciaires aient pu marquer profondément les rôles respectifs de l’expert anglo-saxon et de l’expert montréalais tourné vers le système de l’Europe continentale.

L’avenir de l’expert psycholégal

Que ce soit dans le paradigme américain ou anglo-saxon, ou dans le paradigme napoléonien ou latin, les dés sont jetés. La psychologie est une science humaine et nous mettons l’accent ici sur le terme «science».

Freud (1937) avait probablement raison de faire une fois de plus claire distinction  entre réalité factuelle et réalité psychique tout en privilégiant la dernière puisqu’il parlait d’une psychologie non-scientifique mais plutôt herméneutique, comme Ricoeur l’a magistralement démontré, donc d’une psychologie qui reste normalement confinée à l’intimité du cabinet où thérapeute et patient se lovent dans une intersubjectivité éventuellement bienfaisante pour l’un et pour l’autre.

Lorsque la psychologie sort des pratiques privées et se déploie dans un tout autre univers dont le judiciaire, ce sont les faits qui comptent, et le jeu n’est plus du tout le même. Quelle que soit la nature du système judiciaire en vigueur, le «psy» expert ne pourra pas ou ne pourra plus se complaire dans ses grilles d’interprétation, fatalement subjectives. Il devra, tôt ou tard, pour ne pas perdre la face, s’inscrire dans des paramètres scientifiques, c’est-à-dire présenter à la Cour des faits psychologiques vérifiables, réfutables, quantifiables. Et ces faits devront être recueillis, non pas au flair, mais à l’aide d’outils valides et fiables.

Ce n’est que dans la mesure où le «psy» qui vise l’expertise psycholégale ou forensique sortira des sciences occultes, selon l’expression de Dawes, qu’il deviendra un partenaire valable et crédible du monde judiciaire.

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Comme les suisses francophones le font depuis peu, nous traduisons par ce terme le mot anglosaxon “forensic” désignant tout travail qui a pour but ultime d’assister une Cour de Justice. De fait, on doit considérer synonymes les termes «psychologie forensique» et «domaine psycholégal» (Gould et Martindale, 2007).

2.“What we are advising is not the addition of actuarial methods toexisting practice, but rather the complète replacement of existing practice with actuarial methods (…) Actuarial methods are too good and clinical judgment too poor to risk contaminating the former with the latter ”(p.171).

3 À titre d’exemple, nous considérons qu’il serait plus que temps que, en matière familiale, magistrats et avocats cessent de demander des «expertises psycho-sociales» mais appellent plutôt les choses par leur nom, désignant ce travail par «psycholégal» ou «forensique», comme il se doit.